Soren & Kenaï

C'était mon troisième verre. J'en pris une gorgée et hochai la tête dans un sourire pour faire semblant de suivre ce que me racontait Mindy. Pour être honnête, cela faisait une bonne minute que je n'écoutais plus ce qu'elle me disait. Je n'ai jamais supporté les filles qui vous déballent leurs vies et leurs moindres problèmes dès qu'elles ont le moindre petit milligramme d'alcool dans le sang. Cela les rend pathétiques. Mindy est sûrement une chouette fille. Seulement, pas pour moi. Quelqu'un qui s'ouvre aussi facilement ne retient pas souvent mon attention. Il avait suffi que je sois poli et que je lui propose un verre pour apprendre qu'elle n'aimait pas ses études, était célibataire depuis neuf mois, que son chat s'appelait Buttercup à cause d'une trilogie au nom farfelu qu'elle avait lu l'année dernière, et que ses parents avaient divorcé lorsqu'elle avait six ans, ce qui l'avait marquée à vie. Si j'avais été intéressé, je suis sûr qu'en creusant un peu j'aurais pu découvrir qu'elle avait perdu sa virginité au bal de promo du Lycée, dont elle n'a pas été reine, ce qui a provoqué une grande frustration dans sa vie, comme dans celle de 98% des autres filles cette soirée-là. Pauvre Mindy. Seulement, je n'étais pas intéressé. Je ne sais même pas pourquoi je lui ai proposé un verre, à vrai dire. Ce soir, je ne suis pas d'humeur à me trouver de la compagnie.

En fait, si, je sais pourquoi. Ce n'est pas parce que Mindy est jolie - elle l'est, mais en ça elle ne se démarque pas de la moitié des autres femmes présentes dans le bar ce soir. C'est parce que ce soir, la météo prévoyait qu'il y aurait de belles aurores boréales à observer depuis la banquise. Ici, cela veut dire beaucoup plus qu'un spectacle hors-du-commun à admirer. Il se trouve que j'en ai déjà fait l'expérience. A priori, je n'ai donc plus rien à craindre, et je pourrais m'adonner à ma guise à mon passe-temps nocturne favori : errer seul sur la banquise et faire jou-jou avec quelques rafales d'énergie de temps en temps. Seulement, il n'y a pas qu'un seul mauvais côté aux aurores boréales, et je serais bien couillon de l'ignorer. Pendant ces phénomènes, les bêtes sauvages ne tiennent plus en place, comme possédées, et seraient prêtes à égorger n'importe qui ou quoi, pourvu que ça se trouve à leur portée. Voilà pourquoi je me retrouve dans ce bar ce soir : mieux vaut être ici avec des êtres humains plus ou moins civilisés que d'aller tenter le diable. Certes, je sais me défendre. Mais on n'est jamais trop prudent.

Alors que je bois une nouvelle gorgée, un homme passe à côté de Mindy et moi, et je reconnais tout de suite Kenaï. Enfin un peu de distraction ! Je l'attrape vivement par les épaules, le forçant à se joindre à nous, et lui lance un sourire de bon vieux compagnon.

- Tiens, Kenaï ! Alors comme ça, même les indiens boivent ? J'ai trouvé le moyen de couper Mindy dans sa phrase - elle était en train de me parler de la tarte aux poireaux qu'elle avait mangé la veille, une perte monumentale, donc - et de me moquer gentiment de Kenaï en même temps. Lui et moi ne sommes pas les meilleurs amis du monde, mais on se connaît bien. Par ailleurs, même si je le vanne souvent sur ses origines, il pourrait très bien en sortir des mille fois pire sur les miennes, alors ce n'est pas comme si j'étais réellement méchant. Et puis... Nos chiens semblent avoir décidé de se marier, de vivre heureux et d'avoir beaucoup d'enfants, alors autant que leurs maîtres soient amis. Je fais un geste au serveur pour qu'il serve à Kenaï la même chose que moi. Puis je porte mon attention sur Mindy, qui sourit bêtement sans rien dire.

- Mindy, Kenaï ; Kenaï, Mindy. Tu vois bro'... Mindy est étudiante en géologie. C'est passionnant, n'est-ce pas ? Lui fais-je avec un grand sourire qui en dit long sur l'ennui profond dans lequel j'étais plongé avant qu'il ne débarque.

Une petite voix dans sa tête lui demanda pourquoi il était venu ici et pourquoi il n’était pas resté chez lui avec une bonne bière devant sa télé. Oui c’est vrai, il aurait pu, mais il avait eu une soudaine envie de venir au Silver Moon, sachant qu’il allait devoir passer la nuit dehors, un petit remontant en compagnie des gens de Barow, même s’il allait rester accoudé au bar en ne parlant quasiment à personne, ou encore mieux seul à une table au fond, pouvait s’avérer agréable. Mais dès qu’il entra dans le bar, il eut un mauvais pressentiment. Et ce fut plus qu’un pressentiment quand tout à coup, quelqu’un l’attrapa par les épaules. Évidemment il avait tout de suite reconnu Soren. « Tiens, Kenaï ! Alors comme ça, même les indiens boivent ? » Il se contenta de grommeler quelque chose d’incompréhensible. Il n’était pas d’humeur à débattre pendant des heures. Surtout qu’il y aurait eu matière à répondre à ce cher Soren Blake. Mais il savait que cette nuit allait être longue, on avait signalé l’apparition d’aurores boréales, ce qui signifiait que des animaux autour de la ville allaient avoir des comportements étranges. Ce qui signifiait également qu’en tant que garde forestier, il allait devoir patrouiller toute la nuit pour qu’il n’y ait aucuns accidents. Forcé d’être assis à la table il regarda Soren, puis la jeune femme, puis Soren, puis la jeune femme. Bref, il se demandait ce qu’il foutait ici. Enfin, il avait compris qu’il jouait le rôle d’une sorte de bouée de sauvetage pour la conversation. En même temps, avant que Soren ne le force à se joindre à eux, il avait rapidement entendu une histoire de tarte aux poireaux. Ils avaient dû en user des sujets de conversation pour en arriver à parler de ça, où alors c’était tout simplement la jeune femme qui était aussi intéressante qu’un rat mort. Et puis surtout, qui mangeait des tartes aux poireaux ? Et qui trouvait ça utile d’en parler ? Comme si KenaÏ allait raconter qu’il aimait manger des olives. Chose absurde. Surtout que Kenaï ne parlait pas à grand monde. Il n’était pas timide non, il n’aimait juste pas les conversations sans importance … comme maintenant. « Mindy, Kenaï ; Kenaï, Mindy. » Il écoutait vaguement ce que son acolyte racontait, mais il crut entendre des présentations. Il n’avait même pas fait attention au prénom de la jeune femme … à vrai dire il s’en fichait. Il lança un léger coup de tête en direction de la jeune femme en guise de salutation. Ça pouvait paraître froid ou même hautain, mais non, c’était juste Kenaï, les gens de Barrow qui le connaissaient s’y étaient très vite habitués. « Tu vois bro'... Mindy est étudiante en géologie. C'est passionnant, n'est-ce pas ? » Il vit alors le grand sourire de Soren, qui en disait long sur ce qu’il ressentait clairement à ce moment précis. « Mais oui, passionnant « Bro ».» Il avait bien insisté sur ce mot. Ils s’entendaient plutôt bien tous les deux, surtout pour Kenaï qui, il faut le dire, n’était pas le mec le plus sociable de monde. Mais de là à l’appeler Bro. Il se croyait où, dans une série américaine ? Enfin, passons. Le serveur lui apporta un verre que Soren avait visiblement demandé à son intention et en prit directement une gorgée. Il fixait son verre, perdu dans ses pensées, quand il se rappela soudainement que si Soren l’avait appelé à l’aide de la sorte, c’était pour qu’il l’aide à se dépêtrer de cette situation. Mais une autre idée traversa ses pensées. Il pourrait continuer à faire parler cette jeune femme si intéressante, sur des sujets bien sympathiques non ? La géologie, ça pouvait être super intéressant au fond. « Alors, la géologie, la tectonique des plaques et tout ça c’est ça ? ». Il lança un regard à Soren qui en disait long : non, je ne viendrais pas t’aider pour l’instant. Au fond, il prenait un petit plaisir à faire ça. Et puis son « Bro » ne lui en voudrait pas hein, ils étaient quasiment de la même famille maintenant que leurs chiens avaient eu la bonne idée de vouloir s’unir pour le meilleur et pour le pire.